L’AFFAIRE JUTRA


Avant toute chose, il me semble fondamental de bien camper le personnage et sa pathologie. Par la suite, il s’agira de comprendre sa maladie et sa mort. Enfin, quelle leçon devons-nous tirer de ce que nous apprenons aujourd’hui et comment nous comporter, bref faire en sorte que mes lecteurs privilégient le jugement de valeur au jugement de fait. Ceci pour nous assurer des décisions empreintes de Sagesse. Quelques mois avant sa mort, Claude Jutra écrivait : « Je puis affronter la mort, mais je ne puis me regarder disparaître en dedans », faisant allusion à la maladie qui l’envahissait, l’Alzheimer. Une déclaration très réductionniste de l’existence comme si la maladie qui l’affligeait lui était tombée dessus sans raison. Peut-être? Mais se pourrait-il que sa maladie et son suicide aient été conditionnés, voire qu’ils soient en lien avec l’aspect pathologique de son existence, à tout le moins dans sa dimension amoureuse. Il y a trois interdits fondateurs à toute société : le meurtre, l’inceste et le mensonge.
La pédophilie relève de la pathologie cela est indiscutable, elle brise à jamais la vie de ces enfants victimes, ces enfants dont nous avons le devoir d’éduquer dans le sens précis « de faire croître les potentialités ». En conséquence, la pédophilie est pathologique, un comportement antisocial d’une immaturité incomparable et, surtout, inconséquente. Considérant les « partenaires » qui y sont impliqués, la pédophilie s’oppose même à toute notion ou description de ce qu’est l’amour. L’amour, selon Hegel, est la différenciation et la suppression de la différence même, elle est à la fois production et solution de cette contradiction.

Certes il y a une énorme différenciation entre l’âge des « partenaires » dira-t-on, mais est-ce bien le cas? Je ne crois pas. Selon ma compréhension, Jutra n’était pas, mentalement, plus âgé que ses malheureuses victimes. Jutra n’était certes pas déficient intellectuel, loin de là. En conséquence, ne pas tenir compte de l’impact de ses comportements sur des « partenaires » plus jeunes que lui, enfants ou adolescents, le rend coupable à tout point de vue. Jutra n’avait ni le pouvoir ni le vouloir donc d’évaluer la portée de ses gestes, certes, mais il avait la possibilité d’aller chercher l’aide nécessaire et il ne l’a pas fait. Il y a consentement éclairé lorsque les deux partenaires impliqués sont conscients de l’impact potentiel possible de leur assentiment, dirais-je. Le vouloir éclairé implique une réflexion critique source de choix et d’actions de plus en plus vertueuses. Ne pas être en mesure de juger des conséquences de tels comportements est une preuve irréfutable qu’il y a là absence totale de ce que nous nommons un « vouloir éclairé », lequel implique une capacité de délibération entre au moins deux options. La pédophilie culmine dans une sexualité – je préférerais dire dans un sexe – essentiellement sensuelle. Une telle sensualité concerne les sens et le restera toujours, le sexe étant la rencontre de corps hantés par la solitude et l’angoisse.

Aborder l’amour dans sa dimension sexuelle fondamentalement et uniquement par les sens, relève du stade de l’existence que l’on appelle connaissance ou conscience sensible, entre zéro et 12-14 ans, avant l’acquisition de la pensée rationnelle laquelle peut, potentiellement et possiblement, mener à ce vouloir éclairé juste nommé. Ce stade est aussi dit physique, sensible (on perçoit par les sens), émotionnel, passif (passion), subjectif et esthétique. Je n’ai aucune connaissance de l’enfance de Jutra et n’en ai nul besoin pour en comprendre sa pathologie. Ce que je comprends est ceci : Jutra avait atteint certes la pensée dite rationnelle, mais reconnaissons qu’il y a des raisons de croire que certains événements de l’enfance ont fait que, la passion et les émotions, relatives à la période de l’enfance, soit la conscience sensible (0-12 ans), ont indiscutablement marqué de façon pathologique la sphère amoureuse – dans sa dimension sexuelle – de son existence. La sphère amoureuse, dans son expression sexuelle, faisait en sorte que le « vouloir » de Jutra était plutôt marqué par la contrainte et l’ignorance propre à cette période de l’enfance. 


AFFIRMATION 97

Sénèque de nous rappeler que si la raison est utilisée en nuisant, voire en éloignant de la Vérité l’humain est pire que l’animal qui n’en a pas.



AFFIRMATION 69

Une âme convaincue de son ignorance se vautre sans scrupule dans celle-ci comme un porc, d’ajouter Platon.



AFFIRMATION 77

Nous guérissons pour peu que nous nous séparons de notre enfance, d’ajouter Sénèque.

L’Alzheimer, maintenant, qu’en est-il vraiment? En ce qui me concerne, je dirais, comme tous, que l’Alzheimer est la maladie de l’oubli, cela va de soi, mais je préciserais : une maladie de la temporalité. Toute existence humaine comporte trois dimensions inextricables en interrelation constante dans le temps : le spirituel ou l’immatériel, ce qu’il est convenu de nommer l’âme (les significations), le psychologique ou agitations de l’âme (les émotions) et le physique (les réactions corporelles). Avant même de dire : « ... je ne puis me regarder disparaître en dedans », Jutra nommait spirituellement et psychologiquement la maladie qui l’affecterait et le conduirait à la mort. Pourquoi spirituellement? À cause de la signification que l’amour, dans son expression sexuelle, avait prise dans son existence. Pourquoi psychologiquement? À cause cette fois des affects négatifs suscités par cette dimension pathologique de son existence : culpabilité, honte, immaturité, inquiétude d’être découvert, peur de perdre sa notoriété, etc. Qui plus est, un jour ses victimes auraient vingt, trente, quarante ans. Ainsi, le corps étant la sphère physique de l’existence, ne faisait qu’actualiser, par l’Alzheimer, la totalité de son existence. Les affects négatifs ont un effet indubitable sur le système immunitaire, sur la santé donc. La maladie donnait corps au malheur, la souffrance passait dès lors du dedans au dehors.

AFFIRMATION 330

Si nous voilons notre histoire, d’affirmer Jaspers, elle vient nous surprendre à notre insu.

AFFIRMATION 234

Le corps ne fait que réaliser, en tant que véhicule physique de l’existence, ce qui se passe à d’autres dimensions.

Pourquoi l’Alzheimer dans son cas? Je tente une explication [Attention! En aucun cas je prétends que l’Alzheimer peut, en tous les cas, s'analyser sur les mêmes bases. Pas de généralisation: il n'y a pas deux personnes identiques, donc pas deux maladies identiques non plus]. Se souvenir, comme activité neuro- énergétique, (amplitude de l’onde cérébrale, augmentation de la température corporelle, etc.) actualise un événement passé vécu, donc potentiel, en le rendant réalité. Oublier voire se forcer à oublier, activité également neuro-énergétique, empêche l’actualisation de souvenirs potentiels à se potentialiser, à se conscientiser bref à se « présentifier» si je puis dire et cela dû à leur poids négatif. L’oubli est un blocage, une protection contre la souffrance qu’occasionnerait l’actualisation du souvenir pénible. C’est en ce sens que Don Quichotte fait dire à son personnage Cardenio que « la mémoire est un ennemi que l’on aime se rappeler ». Occupant démesurément le temps et tout l’espace l’oubli d’un tel événement en vient, graduellement, à banaliser, à empêcher la perception réelle du monde. Une telle forme de présence, totalement opposée à une existence vécue comme Présence, Présence marquée par la Sagesse, la Maturité, bref, Présence vertueuse, se transforme en absence. N’est-ce pas une caractéristique de l’existence même, soit le fait d’être là sans nécessairement être là ? Or, être absent au monde de la sorte, c’est exister comme un mort-vivant; en pareil cas, mieux vaut décéder que de continuer à vivre tel un mort-vivant, mort on ne souffre plus. Souffrir c’est être en relation avec quelque chose qui n’est pas ou qui n’est plus possible. Ceci nous amène à comprendre le suicide de Jutra. La maladie aurait pu faire accéder Jutra à une existence amoureuse authentique, libre, ce qu’il n’avait jamais su ni pu faire, compte tenu de la gravité de sa pathologie certes, mais aussi de sa notoriété. Il a fui, non volontairement et non consciemment, ce que sa déviance exigeait; personne ne veut d’un rhume, encore moins de vivre une vie de pédophile. De même, il a fui lorsque la maladie le confrontait.


AFFIRMATION 229

Les passions et les émotions auront parfois longtemps le dessus sur la raison.

AFFIRMATION 211

Chose certaine, il est de loin plus dangereux d’avoir des ennemis dissimulés que des ennemis déclarés.

AFFIRMATION 268

Consulter, aller chercher de l’aide, est un indice de santé mentale.

AFFIRMATION 8

Les fuites équivalent à « lécher du miel sur le fil d’un rasoir ».

Pourquoi le suicide maintenant? Ce dont Jutra avait peur, ce n’était pas de la mort, il l’avait d’ailleurs affirmé : « Je puis affronter la mort... ». Ce dont il avait peur, c’était d’affronter la vie, une vie basée sur le faux, le semblant, le paraître, le mensonge, sauf en ce qui concerne quelques amis et amies approbateurs de sa dérive. Un abuseur qui se suicide équivaut à un aveu de culpabilité, si l’on peut dire. Dans un procès, lorsque l’accusé plaide coupable, la preuve n’est pas dévoilée. De la sorte, son œuvre non entachée resterait mythique. Le suicide n’est pas un choix : choisir implique au départ, deux options possibles et une volonté éclairée, une capacité de délibérer, ce qui faisait défaut à la personnalité de Jutra : il n’a pas choisi la mort, tout comme il n’a pas choisi sa vie de pédophile, il l’a subie.

En conclusion, que devons-nous tirer de tout cela? On ne peut plus rien contre Jutra. Mon but n’est ni de le faire aimer ni de déculpabiliser, loin de là. Renommer tout ce qui porte son nom, bref « briser » tout ce qui fut de lui et qui l’immortalise? Peut-être, mais ne devrions-nous pas, peut-être, garder son nom à l’esprit d’une quelconque façon? L’immortalité est un réservoir duquel il nous faut tirer des apprentissages, des leçons de vie, bref rester vigilants en quelque sorte afin de tendre vers plus de Sagesse, et ce, tant individuellement que collectivement. Que le disparu se nomme Jutra ou Mandala, il lègue un héritage spirituel. Dans ce contexte, les gens, connus et toujours vivants, qui ont eu connaissance des agissements de Jutra devraient peut-être répondre – d’une certaine manière – en justice; la loi concernant la Protection de la jeunesse autorise à cette possibilité. Ils ont cautionné un comportement qui mettait en danger la vie humaine, qui plus est, celle d’enfants innocents, ils ont été complices. Décider collectivement de nous gouverner ainsi ferait en sorte que plus personne ne cautionnerait à l’avenir de tels comportements, quelle que soit la notoriété de l’abuseur. Ne rien faire ne serait-ce pas nous comporter comme ceux que nous accusons qui savaient et qui, pourtant, n’ont rien fait? Ne pas agir serait d’une incohérence inacceptable, nous qui disons aimer nos enfants. Quelle sorte de Québec voulons-nous pour nos enfants? 
AFFIRMATION 359
L’immortalité : un réservoir duquel on peut apprendre ce qu’il faut faire et aussi, ce qu’il ne faut pas faire pour s’améliorer.


**Les Affirmations du texte sont tirées du livre Liberté de Magella Potvin.

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